Lumineuse et sombre à la fois, comme la nuit pourpre des temps, Arduinna dans une chevauchée échevelée darde son impérieux regard sur la faune à peine éveillée des bauges forestières. Un chien l’accompagne. Ses babines fumantes exhalent une terrible menace. L’aurore fraîchit soudain, et même grelotte. Appuyée par son implacable rabatteur, la chasseresse piétine racines et buissons.
Un petit peuple de blaireaux, lapins et autre menu gibier tressaute dans les terriers : la dame du lieu excitant sa monture à la hure farouche adresse un cri de guerre aux ombres arborescentes qui bruissent et s’enfuient en écho dans les profondeurs infernales. La fureur des sabots à peine amortie par le sol spongieux met en péril leurs fragiles demeures. Sauve-qui-peut !
Ailleurs, dans les fourrés, des myriades d’insectes vaquent sans émotion à leur besogne. Une araignée cisèle une toile pailletée de rosée : l’impitoyable guerrière rousse, ivre de colère, met en pièces le chef-d’œuvre aux fils d’argent. Broyé par une estocade, un scarabée agonise tandis que la fourmilière voisine s’effondre en un instant.
Le noble cerf lui-même courbe l’échine devant cette femelle indomptée. La solitaire au cœur d’airain perce d’un trait acéré le front de ceux qui osent croiser son regard. Malgré la menace, le roi aux douze cors ne fuit pas. Il choisit d’affronter celle qui le défie et veut toiser l’aune de sa bravoure. L’animal lit dans les prunelles farouches la proximité de sa mort. Ses ancêtres échappés du séjour éternel l’appellent en bramant d’une voix rauque et fière. La flèche à peine décochée met le cervidé à genoux devant celle qui lui ouvre les terres réservées aux âmes les plus valeureuses. Après un ultime soubresaut, tout souffle meurt en lui pour renaître dans l’au-delà sans hiver.
Arduinna se détourne de l’amas de chair putride. Entend-elle la ramée pleurer dans les rafales du septentrion ? Une bise glaciale fouette les joues de la Diane celte. Plus revigorante qu’un élixir, cette gifle excite l’appétit de sang qui gonfle sa poitrine. De ses talons elle presse les flancs du puissant mâle qui se taille un passage dans les halliers à l’aide de ses défenses éburnéennes.
Emblème de la féminité, elle piétine le monde des hommes. Ces créatures péniennes méconnaissent avec arrogance les origines de la vie. En ses flancs rugit un torrent de sève qui cherche à sourdre, à exploser hors du corps matriciel pour se fondre dans la terre moussue.
Lasse d’errer de mythe en légende, Arduinna veut maintenant enfanter la réalité. Mettant sa monture au pas, la voici qui délace son corset de cuir et s’offre aux regards mystérieux de la forêt, le sein droit découvert. Chênes, bouleaux, hêtres… : leurs fûts se dressent au passage de l’amante altière. Un charivari agite les cimes afin de protéger la scène des indiscrétions.
Après plusieurs heures de chevauchée fiévreuse, qui l’ont menée au saint des saints, au plus profond des ténèbres, Arduinna se fie aux forces instinctives et tire d’un coup sec sur les rênes fatigués. Elle provoque du regard un vieux chêne multicentenaire, dont la ramure vêtue de gui semble murmurer à celle qui arrive : Approche, fille de la terre et du ciel, de l’air et du feu, du visible et de l’invisible. Laisse-toi féconder.
Une sorte d’incantation païenne est alors initiée. Dans les déhanchements d’une brise exaltée, l’arbre commence à tanguer et bientôt ses branches enlacent les courbes somptueuses, offertes au désir géniteur.
Empoignées et pressées par les forces de la nature, les baies blanches suintent. Arduinna laisse s’épandre en elle le fruit de son étreinte avec l’antique végétal. Cette prise brutale d’une vierge légendaire réveille le Chaos, maelström de sang.
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Bien des saisons se sont écoulées avant que germe le fruit attendu. La déesse chevauchait sans répit l’immense forêt. Vint un soir où, quelque peu fatiguée, elle mit pied à terre. Pour la première fois. Ses entrailles la brûlaient, l’heure était venue. Souhaitant se rafraîchir, elle se pencha vers la rivière Meuse et fit couler dans ses mains un filet d’eau dans lequel miroita l’évènement fondateur de l’Ardenne.
Les chairs de la divinité se convulsèrent avant de se déchirer dans un mouvement si brutal qu’il arracha un gémissement à la parturiente. Pris d’une terreur sourde, le chien au pelage fauve se mit à hurler à la mort. Puis, ce fut le silence. Et enfin, un pleur cristallin, répété à l’unisson des bruissements, rosit dans les nuées.
Ainsi vint au monde le premier-né d’Arduinna, qui lui transmit son nom : l’Ardennais, fils d’une divinité celtique et d’un totem forestier, allait engendrer à son tour une descendance sans fin.
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Depuis lors, les cerfs, amis des fées, portent à leur divine créatrice les messages de ses enfants. Ceux-ci, qu’on appelle encore « sangliers », rudes et opiniâtres, ont résisté au travers des siècles à bien des famines, des envahisseurs, sans jamais plier l’échine. Fiers et respectueux de leur filiation.
Geneviève Nival
(Mai 2006)