Auteur de onze recueils de poèmes ou nouvelles, la revinoise Agnès Schnell avoue être inspirée par le rêve. Sa plume retranscrit avec sobriété les cauchemars de la nuit ou les songes éveillés. « Banalité du jour » dépeint un jour dans la vie d’une femme. Un instantané qui oscille entre (mauvais) rêve et réalité.
Be still my soul ; be still ;
The arms you bear are brettle.
AE Housman
Ce matin s’annonce calme. Un matin quelconque. Elle s’ennuierait peut-être. Elle s’ennuyait souvent. Certains jours n’étaient qu’écorces, carapaces vides, lentes gouttes de temps perdu à rêvasser…
Le dimanche, elle voyait son amant ou ses amants. En semaine, elle travaillait, sans passion ni conviction. Elle transportait d’un endroit à un autre des paquets, trop lourds, parfois très difficiles à manipuler. Rien de captivant. Toujours étonnée des lenteurs de la vie, elle portait, avec les paquets, son attente. Elle était sans espérances inutiles.
Le soleil à peine levé est encore froid. Elle vient de prendre un semblant de petit-déjeuner. Une douleur fugace lui travers les reins. Mal de femme ou douleur provoquée par la manutention des cartons, bien trop lourds pour elle ?
Elle n’y prête pas attention. Sous la douche chaude, elle lave ses pensées et son ennui. L’eau, sur son corps, trace de longs courants de caresses. Elle s’abandonne. Son corps maigre lui plaît. Elle a décidé, un jour, de manger un peu moins, puis de moins en moins, jusqu’aux limites de l’anorexie. Elle a décidé que la nourriture serait sous son contrôle permanent.
À peine sortie de la douche, la douleur la surprend de nouveau, moins diffuse, un peu plus intense. Elle s’en inquiète. La période du flux serait-elle revenue ? Déjà ? Depuis plusieurs mois, ses menstrues étaient irrégulières, parfois absentes, ça l’avait un peu ennuyée au début. Ensuite, elle n’y avait vu qu’une plus grande disponibilité.
Ce jour de repos s’annonce trop long. Rien dans l’agenda, sinon quelques coups de fil qu’elle peut passer plus tard. Elle pourrait relire quelque livre, ingurgiter les séries américaines qui foisonnent à la télé. Elle les aimait avant. Mais c’est devenu nourriture lourde et indigeste pour son esprit distrait. L’ennui provincial… Le monde a donc si peu changé depuis Emma ?
Cette souffrance… Ses reins lui brûlent. La douleur s’est localisée, plus vive, plus forte. Elle lui creuse les reins, lui martèle bas du dos, déchire ses muscles, ponce ses os. Elle doit s’asseoir. Un courant chaud la traverse, qui la force à respirer plus lentement, à écouter son corps qu’elle maltraite depuis trop longtemps.
On peut malmener son corps en ignorant ses besoins, en l’affamant, en l’offrant au premier venu. Elle a essayé tout cela. Elle a accepté le refus des soins, les vertiges de la faim, la souillure des corps qu’elle n’aimait pas. Mais ce matin, cette brûlure… Elle s’étend juste pour tester la position. Rien ne change, la souffrance ne la quitte pas. Elle décontracte sa colonne, disque après disque comme on lui a appris au cours de danse, enfant. Elle n’y arrive pas, tout semble raide, bloqué. La sensation désagréable se déplace ou grandit, elle ne sait pas. Son sexe a mal lui aussi. Elle le sent gonflé, irrité. Il palpite. Une pression trop forte l’étourdit. Elle place ses mains sous la voûte de ses reins, appuie un peu, puis masse longuement.
Elle n’a pas aimé ce sang qui la fit femme. Non par dégoût mais plutôt par gêne d’être ainsi animale. C’est à ce moment que l’étranger l’avait brusquée. Écœurée par ses regards, écœurée par la bestialité qu’elle percevait chez l’autre, par son insistance, sa brutalité alors qu’il aurait dû la protéger. Réduite à supporter des cycles réguliers, des périodes érotisées où elle se reconnaissait peu, elle s’était révoltée. Puis, impuissante, elle avait tenté d’anéantir ce corps tellement différent de son corps d’enfant, de l’affamer, de le détruire, de l’offrir par dérision, par désespoir…
Peut-on verrouiller son corps quand il a été défloré si tôt ? Peut-on se libérer de l’envide de l’autre, du besoin de l’autre pour calmer sa détresse ? Elle ne peut réfléchir sainement. Ses chairs gonflées lui font si mal qu’elle perd patience.
Elle a trop chaud, elle a soif, elle n’ose plus bouger. Son ventre se déchire sous une poussée incontrôlable. La douleur est une brèche par où s’écoule un liquide tiède et gluant. Elle vient de mouiller son jean, le canapé aussi sans doute. Elle est dégoûtée. Elle prend soudain conscience que ce fluide est accompagné d’un amas aux formes indécises mais déjà reconnaissables.
Extrait de : Autres nocturnes, © Edilivre, 2011.