Le spectacle de fin d’année de l’atelier théâtre a remporté un beau succès auprès du public. « Cannibales » est une pièce de José Pliya, qui est actuellement l’un des plus importants dramaturges de la francophonie. Ce voyage initiatique dans les tréfonds de la maternité a été mis en scène par Stéphan Ramirez, de la Cie Ici et Maintenant Théâtre.
L’action se déroule dans un immense jardin public, mais à l’écart des bruits de la vie, des jeux d’enfants et des chiens qu’on promène avec ou sans laisse. On pourrait même suggérer que ce parc est un berceau métaphorique, voire une ventre maternel au sein duquel va se jouer l’une de ces tragédies que Sophocle aurait pu écrire.
Par une fin de journée orageuse, Christine s’assoupit sur un banc. Son bébé dort près d’elle, bien à l’abri dans son couffin. Enfin, du moins le pense-t-elle, car à peine réveillée, la mère s’aperçoit que le nourrisson a disparu. A quelques coudées du lieu du drame, Nicole rêve tout éveillée. Elle déverse bientôt sa haine viscérale des enfants, donc de la maternité.
Quant à Martine, la « bonne » mère, elle prend soin de son fils, béate et dégoulinante d’affection au point d’en devenir suspecte, comme les deux autres, au fur et à mesure que l’action s’achemine vers son dénouement.
Entre initiation et légende urbaine
Avec « Cannibales » , José Pliya invite le spectateur à pénétrer les ressorts de la maternité et de la non-maternité. Son texte enchevêtre les tempos, ce qui a pour effet de lui faire perdre ses repères au milieu de l’orage – réel et symbolique – qui va le conduire vers l’indicible.
Par moments, le public se demande s’il se trouve dans la réalité ou dans un – mauvais – rêve. Ce qui est en fait une légende urbaine raconte comment des sorcières modernes hantent les parcs publics pour tuer les petits enfants. L’histoire rappelle le Petit Chaperon rouge et son loup amateur de chair humaine.
Bien que les personnages s’adressent la parole, ils ne communiquent pas. Leurs dialogues sont superposés, tandis que les corps s’agitent, désordonnés, trahissant des pulsions « cannibales ». Quoique, en la matière, on peut se demander si ces trois femmes ne tenteraient pas désespérément de se protéger d’un enfant-cannibale, se nourrissant – dès sa conception – de la chair de sa génitrice.
De l’interprétation des comédiennes, on retiendra la violence rentrée de Nicole (Marie-Thérèse Rose), qui, d’une intense pression de la main, broie une pomme pour en extraire le jus-sang. De même, la rage qui s’empare d’elle lorsqu’elle dévore le fruit, d’une façon très animale, fait immanquablement penser à un tableau de Goya, « Saturne dévorant un de ses fils ». Effrayant.
En dépit de sa douleur apparente, Christine (Viviane Fuentes) livre un vécu chaotique. Par bribes, elle livre des ressentis, des émotions contradictoires face à la maternité. L’image de la mère parfaite est ternie par le prisme des miroirs déformants. Aveu d’une mère désemparée qui ne sait comment prendre soin de son bébé. L’intention infanticide est sous-jacente. On en sourit, jusqu’à ce que, égarée par sa folie ou son impuissance, elle commette l’irréparable.
Quant à Martine (Tania Ania Dif Yassa), elle apporte un souffle poétique dans ce conte immémorial, qui interpelle et déstabilise la mère sommeillant en chaque femme. Mais est-elle aussi innocente qu’il y paraît, celle qui pose une main secourable sur l’épaule de son double en détresse ? Lorsque le crime se met en place, l’ange de la mort – tapi dans l’ombre – est peut-être le plus cannibale des trois.
Un mot encore sur la mise en scène de Stéphan Ramirez qui, telle une partition multisensorielle, plonge la scène entre ombre et lumière, silence et fureur. La direction d’acteurs est parfaitement maîtrisée. Aucun personnage ne tombe dans l’excès ou la caricature. De la belle ouvrage, qui met en valeur les ciselures du texte de José Pliya.